Paris, le 6 novembre 2017 – En 2016, la loi Création a mis en place un nouveau droit à l’utilisation de l’image des biens des domaines nationaux, comme le château de Chambord, le palais du Louvre ou celui de l’Élysée. Cette disposition permet à leurs gestionnaires de contrôler l’usage commercial de l’image de ces bâtiments emblématiques et de le soumettre à redevance. Considérant que cette mesure constitue une remise en cause des droits légitimes d’utilisation du patrimoine culturel, les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net ont attaqué un des décrets d’application de cette loi et soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Par une décision en date du 25 octobre 20171Décision du Conseil d’État n°411055 du 25 octobre 2017, le Conseil d’État a accepté de renvoyer l’affaire devant le Conseil constitutionnel, en considérant que la demande était bien fondée sur des moyens nouveaux et sérieux.
Ce nouveau droit à l’image est issu d’un « amendement Chambord » déposé par des parlementaires lors du débat sur la loi Création, Architecture et Patrimoine. Il fait écho à un conflit opposant depuis plusieurs années le château de Chambord à la société Kronenbourg à propos de l’utilisation de l’image du monument dans une campagne publicitaire. Alors que la jurisprudence sur la question n’était pas encore fixée, les parlementaires ont voulu utiliser cette loi pour entériner la possibilité pour les gestionnaires des domaines de contrôler l’usage de l’image des monuments dont ils ont la charge.
Mais ce faisant, ils ont créé une sorte « d’anti-liberté de panorama » qui va empêcher de nombreux usages légitimes du patrimoine. Des bâtiments comme le château de Chambord ou le palais du Louvre appartiennent en effet au domaine public, au sens du droit d’auteur, et leur image devrait à ce titre être librement réutilisable. De surcroît, cette nouvelle couche de droits créée ex nihilo va empêcher de placer des photographies de ces monuments sous licence libre et de les verser sur des sites comme Wikimedia Commons (la base d’images et de fichiers multimédia liée à Wikipédia). En effet, les licences libres autorisent par définition l’usage commercial et leur effectivité est remise en cause par les nouvelles dispositions de la loi française.
La loi Création prévoit certes des exceptions, dans la mesure où les usages commerciaux resteraient autorisés s’ils s’exercent « dans le cadre de l’exercice de missions de service public ou à des fins culturelles, artistiques, pédagogiques, d’enseignement, de recherche, d’information et d’illustration de l’actualité ». Mais outre que le périmètre exact de ces exemptions sera en pratique très difficile à apprécier, c’est le précédent introduit par cette loi qui est dangereux. En effet, le législateur pourrait à l’avenir étendre ce nouveau droit à l’image à tous les monuments historiques, voire à tous les supports d’œuvres anciennes (tableaux, sculptures, etc.). S’il en était ainsi, c’est l’existence même du domaine public qui serait gravement compromise et, avec lui, les libertés d’usage de la culture dont il est la condition de possibilité. La réutilisation commerciale fait d’ailleurs partie intégrante de ces libertés légitimes, car c’est aussi par ce biais que le patrimoine se réactualise et reste vivant.
Pour ces raisons, les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net ont obtenu du Conseil d’État de porter l’affaire devant le Conseil constitutionnel afin d’obtenir l’annulation de ces dispositions de la loi Création sur la base des arguments suivants :
- La loi Création est contraire au droit d’accès non-discriminatoire à la culture et à ses corollaires, la liberté d’expression culturelle et le droit de diffusion de la culture ;
- En créant ex nihilo un nouveau droit restreignant l’utilisation de l’image des monuments des domaines nationaux, la loi a fait renaître une forme de droit patrimonial. Or les nombreuses lois sur le droit d’auteur, adoptées depuis la Révolution française, ont toujours prévu que les droits patrimoniaux devaient connaître un terme pour permettre aux œuvres d’entrer dans le domaine public. Il en résulte un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) que Wikimédia France et La Quadrature du Net demandent au Conseil constitutionnel de reconnaître ;
- En bloquant la possibilité pour les personnes prenant en photo ces monuments de les diffuser sous licence libre, la loi Création les empêche de faire usage de leur droit d’auteur, lequel est protégé par la Constitution au titre du droit de propriété. Par ailleurs, la loi remet en cause la validité des licences préalablement accordées en méconnaissance de la liberté contractuelle ;
- Les restrictions aux usages commerciaux introduites par la loi Création constituent une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre ;
- Enfin, la loi Création emploie des termes très vagues, laissant une marge de manœuvre considérable aux gestionnaires des domaines pour délivrer ou non des autorisations et fixer le montant des redevances. Ce faisant, le législateur a commis une « incompétence négative » en n’encadrant pas suffisamment le pouvoir de décision de l’administration. Cette lacune laisse la porte ouverte à un véritable arbitraire dans la détermination des usages légitimes du patrimoine.
Ces moyens soulevés dans la requête sont encore susceptibles d’évoluer ou d’être complétés devant le Conseil constitutionnel. Wikimédia France et La Quadrature du Net publient le mémoire présenté au Conseil d’État qui expose de manière détaillée ces arguments.
Il est ironique que ce soit une loi sur la « liberté de création » qui ait restreint l’usage du patrimoine culturel, porté atteinte au domaine public et limité la possibilité pour les individus de diffuser leurs propres œuvres sous licence libre. Les associations Wikimédia France et La Quadrature du Net estiment que, dans l’intérêt même du rayonnement de la culture, les usages du patrimoine doivent rester les plus ouverts possibles et ce sont ces libertés qu’elles iront défendre devant le Conseil constitutionnel.
References
↑1 | Décision du Conseil d’État n°411055 du 25 octobre 2017 |
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